3) La société génère et subit ses propres stéréotypes

A) Une société dominée par ses stéréotypes

Il s’avère que les images des femmes dérangeantes voire choquantes en matière de publicité sont les plus nombreuses, et seraient donc plus porteuses, plus attrayantes pour les consommateurs.

    Le corps idéal est une instance symbolique édictée par la société depuis toujours. Ainsi, à toutes les époques qui ont jalonné notre existence humaine, des images d'un corps idéal sont créées, et la société en place veut les ériger en norme et les imposer aux individus. Mais l'ampleur du phénomène est récente. En effet, si chaque société avance son idéal de corps, idéal auquel chacun tente de se conformer et que tous déplorent de ne pas égaler, c'est dans nos sociétés occidentales que l'idéal est le plus exigeant et donc le plus inaccessible.

    Cet idéal semble se balancer entre l'allure minimaliste des mannequins et celle, athlétique, des bodybuilders. Celle qui va nous intéresser est celle des mannequins, mais ces deux idéaux, pourtant apparemment différents, ont en fait le même but, à savoir éliminer la chair en excès, la mollesse, le relâchement. Ces ennemis sont synonymes de laisser-aller, intolérable aujourd'hui, et de manque de caractère, de faiblesse, de lâcheté, de non contrôle sur son corps, et donc sur sa personne et sur sa vie.
    Les femmes grosses, obèses ou avec un visage peu avantageux suscitent, inconsciemment, de l'indignation et de l'hostilité. Une personne "qui le vaut bien" se doit de prendre un "soin intense" de son corps en le délivrant de la vieillesse, des imperfections, de la lourdeur, des dissymétries... des aléas de la vie. Une femme "mince" est une femme "belle".

    Une silhouette longiligne est non seulement le symbole de la beauté corporelle féminine, mais aussi la quintessence de la réussite sociale, du bonheur et de la perfection. La minceur est devenue une valeur qui confère des qualités telles que le charme, la compétence, l'énergie et le contrôle de soi.
Le jugement moral sur les personnes passe d'abord par le physique, par une évaluation du "paraître". Ainsi, un corps mince ou musclé est non seulement la clef du succès, mais aussi le moyen d'obtenir la reconnaissance sociale et l'acceptation morale. La sanction liée à la non-conformisation au stéréotype de beauté dominant est une sanction informelle et négative, qui est subliminale, diffuse dans l’ensemble de la société et permanente.

    D'après le psychologue clinicien Michaël Stora, « la société ne propose pas suffisamment de lieux de valorisation » à ses individus.
    Dès la maternelle, les enfants beaux sont privilégiés : les enseignants ont une meilleure opinion d’eux et leurs camarades les préfèrent. Ceci génère une attitude positive et l’enfant a plus confiance en lui, ce qui favorise sa réussite scolaire et entraine sa réussite professionnelle. En effet, la différence de salaire entre les "beaux" et les "laids" est d’une ampleur insoupçonnée (³).
    D’après une étude anglaise, sur 11000 Britanniques de 33 ans, les femmes les moins séduisantes percevaient un salaire inférieur de 11% à la moyenne nationale. Les femmes obèses perdent également 5% de salaire. Aux Etats-Unis, les femmes entrepreneuses dans le secteur des cosmétiques gagnent plus lorsqu’elles sont belles : les 20% les plus séduisantes gagnent 20% de plus que les 20% les moins attrayantes (³).
La beauté est une sorte de diplôme, ou du moins de passeport, de capital humain que le marché du travail reconnaît financièrement. Ces différences de salaire s’expliquent aussi par des différences de carrière, qui dépendent en partie de l'apparence.

    Les individus subissent donc des contraintes massives et constantes, mais aussi très précises et pointilleuses. Ce qui marginalise, exclut, complexe et culpabilise tous ceux qui s'éloignent et se différencient des stéréotypes proposés. Nous voilà alors confrontés à un certain paradoxe : nous sommes libres, nous devons l'être pour pouvoir devenir ce que nous sommes, c'est-à-dire pour être nous-mêmes. Mais lorsque notre "moi-même" ne correspond pas au modèle dicté par la société, celle-ci nous rejette, et l'accomplissement de soi devient alors impossible.
    Pour être bien dans sa peau, autrement dit être "soi-même", il faut répondre aux critères de beauté de la société, chose totalement paradoxale. Comme le dit si bien la philosophe contemporaine Michela Marzano, « au nom de la liberté, le corps doit "suivre", encore et encore, certaines normes : […] il est ce qui doit se conformer aux lois du savoir vivre qui, aujourd'hui, lui imposent d'être toujours beau, mince, sain, désirable, sexy...libre ».

    Le choix est simple : ou on se soumet, ou on est exclu ; ceci revient à dire que l'on n'a pas le choix, et sans choix, il n'y a pas de liberté. La liberté est donc illusoire, on nous demande de librement nous plier.

"libération"

Les pratiques apparemment les plus libérés des contraintes sont en fait  extrêmement codifiées. Le corps nu ne doit surtout pas être animal, il ne doit être ni  flasque ni mou, ne doit pas se laisser aller, mais doit être au contraire lisse, épilé,  bronzé et musclé. Ceci est la nouvelle forme du corps libre.
     En effet, on a l’impression qu’aujourd’hui les tabous sont tombés, que le corps est  libéré, mais en réalité ce n’est que sa représentation qui l’est, se trouvant remaniée de façon tout aussi contraignaite, puisque la norme est de posséder un corps ainsi fait.
     La libération du corps n’est donc que l’intériorisation des normes, des standards, des  impératifs et des interdits. Un nouveau stéréotype est apparu, plus fort, plus présent et plus coercitif.
     Avec cela un nouveau paradoxe s'est fait jour : les filles doivent s'habiller "sexy", comme le leur montrent les images autour d'elles, mais c'est aussi à elles de faire attention, de ne pas provoquer. Dans de telles circonstances, il semble y avoir peu de solidarité féminine, et on voit naître une rivalité entre les filles dites "normales" et les filles "sexy", les unes parfois frustrées de ne pas rentrer dans le moule, les autres parfois trop faibles pour résister à l'image sexy imposée.


(³) DARMON M. et DETREZ C. « Problèmes politiques et sociaux : Corps et société » n°907 décembre 2004